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Date de sortie de l’album : le 13 juin 2025 Chez Kuroneko (Licence :Saravah/Areski Belkacem)
Le 9 mai sortie du premier single  « Baby Boum Boum »:

 

Après le foudroyant Comme à la radio, irradié par le tumulte free jazz de l’Art Ensemble of Chicago, Brigitte Fontaine et Areski Belkacem ont produit, ensemble ou séparément, pas moins de six albums entre 1972 et 1977. Tandis que les tubes français de l’époque font résonner de riches orchestrations conçues à l’avance sur partition par un arrangeur professionnel, les chansons écrites par Brigitte et composées par Areski semblent enregistrées en prise directe, le plus souvent accompagnées d’une simple guitare et de percussions, quand elles ne sont tout simplement pas interprétées a capella. Cette approche vivante mais minimaliste leur permet de concentrer toute l’attention de l’écoute sur la poésie subversive des textes et la délicatesse des mélodies. Parce qu’elle ne cherche pas à imiter les standards anglo-saxons, cette démarche unique en son genre leur vaut une reconnaissance critique dans le champ de la contre-culture ainsi qu’une certaine fidélité des initiés de l’underground. Mais, avant d’entrer dans les années 1980, Brigitte Fontaine souhaite changer de cap sans pour autant renoncer à sa singularité. Comme elle l’annonce sans fard à VSD, il s’agira de « faire la même chose, mais déployée, plus visible par un grand nombre. Après avoir travaillé sous la terre, vient un moment où tout doit être visible. » L’enregistrement de l’album Vous et nous avait déjà marqué la fin d’un cycle dans leur discographie : dans « Patriarcat », la poétesse avait imposé le recours aux dissonances d’une guitare électrique mêlées au groove d’un synthétiseur mini-moog. La chanteuse commente ce désir de réinvention dans les colonnes du Monde de la musique : « Parce que le temps est venu, parce que c’est l’époque des grandes migrations, parce qu’on lisait partout qu’on faisait quelque chose d’intime – rester seuls entretenait le malentendu. »
Avant d’amorcer ce virage artistique, Brigitte et Areski s’installent dans le home studio du compositeur et plasticien Guy Bezançon sans être accompagnés d’aucun autre musicien, comme ils en ont pris l’habitude depuis quelques années, notamment sur scène. À ce stade, le titre du disque, Baraka, ne cache rien de leur désir de succès : le sens de ce mot arabe (littéralement « la bénédiction ») n’est-il pas associé à la chance et à l’abondance, notamment en ce qui concerne l’argent ? L’album doit comporter neuf nouvelles chansons et, parmi celles-ci, deux seulement s’écartent du standard traditionnel couplet-refrain. D’un point de vue technique, les duos s’appuient sur le procédé stéréo : Areski chante à gauche et Brigitte à droite. Souvent dédoublée grâce au re-recording, la voix de cette dernière n’est pas encore voilée par la nicotine et son interprétation apparaît moins blanche et plus intense que dans d’autres enregistrements.
Dans l’ensemble, les textes révèlent une tendance introspective plus grande que dans les précédents disques. C’est à une véritable scène de ménage à laquelle on assiste d’abord dans une première plage opportunément intitulée « Le Ménage ». Ce grand moment absurde, où Brigitte et Areski parlent l’un après l’autre sans jamais réussir à dialoguer vraiment, ouvre L’Inconciliabule, nouveau livre signé Fontaine qui paraîtra en 1980 aux éditions Tierce avant de donner lieu à une longue aventure théâtrale sur les scènes francophones, en France, en Belgique, en Suisse et au Québec. Dans un registre plus métaphysique, Brigitte et Areski semblent s’affronter dans « L’Éternel retour » comme deux pôles opposés qui s’unissent lorsque la chanteuse prend la quarte et complète ainsi le chant modal de son partenaire. La mélodie, héritière des tourneries chaabi, sera reprise un peu plus tard pour porter le texte du « Train 2110 » dans un 45 tours confidentiel. En écho à cette poignante remise en question, « La Traversée » s’achève sur une acceptation du doute et de l’ignorance : « je sais que je ne sais rien de rien / que quelque chose en moi le veut bien / quelque chose qui sait et se tait /dans un jardin d’amour et de paix ».
Toutes les chansons du disque ne sont pas aussi graves. Dans le jargon des musiciens, le terme « maison du café » désigne une orchestration cafouilleuse aux harmonies inappropriées. Le refus du chaos en faveur de l’harmonie est illustré ici sur le mode souriant d’une bonne blague : « renoncer maintenant aux charmes de la peur / renoncer maintenant aux attraits du malheur / renoncer aux douceurs du cachot familier / oublier maintenant la maison du café ». Dans un tout autre registre, Areski chante seul « Pif », petit portrait offert par Brigitte à son compagnon, toujours bienveillant envers lui-même en dépit des hostilités qui lui sont adressées. Dans le surprenant « Tout le monde se rappelle peut-être de quoi il s’agit », Brigitte et Areski entonnent avec bonne humeur une série d’aphorismes absurdes tels que « Si vous ne comprenez plus rien à rien, pensez à autre chose » ou « Si vous pensez avoir trouvé la solution, eh bien une bonne nuit de sommeil et il n’y paraît plus ». À travers « Le light show », les réminiscences du mythe celtique de la ville d’Ys se confondent au désespoir contemporain de la vie parisienne. Enfin, avec « Baby boum boum », jubilatoire exercice d’allitérations en « b », Brigitte Fontaine exprime sans fard son désir de « faire un break ». La chanson ne prendra sa dimension rageuse que 20 ans plus tard, à l’occasion d’une flamboyante reprise en compagnie du groupe Noir Désir, sur le disque d’or Kékéland.
Dans l’immense Studio Davout (où Fontaine a enregistré dix ans plus tôt son premier album Saravah orchestré par Jean-Claude Vannier), le guitariste Martial « Mimi » Lorenzini prend les rênes de la production et détourne peu à peu le tandem de ses intentions initiales. À l’origine, le projet musical de Baraka consistait à confronter une guitare électrique et un qanoun, cette cithare du Maghreb qui accompagnait déjà les envolées magiques de « L’Été, l’été » sur Comme à la radio. Mais l’idée de cette fusion entre occident et orient ne sera malheureusement suivie d’effet que sur un seul titre, « Le Light show ». Ancien membre du groupe de musique progressive Triangle et accompagnateur occasionnel sur scène de France Gall, Jacques Dutronc et Brigitte Fontaine, Lorenzini a formé quatre ans plus tôt le groupe Édition spéciale, qui se joint à l’enregistrement de l’album. L’erreur de casting est complète. Parce que ces musiciens s’emballent dans des solos volubiles et incongrus, le propos est noyé dans un flot d’instruments beaucoup trop clinquants. Brigitte et Areski savent que la texture sonore du disque leur a totalement échappé, mais la machine est lancée et il est trop tard pour l’arrêter…
Amorçant un retour vers la pop dans un versant jazz-rock douteux, cet album (bizarrement rebaptisé Les églantines sont peut-être formidables) est un disque maudit dont Brigitte Fontaine et Areski Belkacem avaient jusqu’à ce jour interdit la commercialisation, reléguant le 33-tours au rayon des collectors incunables. Il n’est pas rare qu’une esquisse s’avère plus réussie qu’un tableau achevé. Ce qui vaut pour la peinture n’est pas moins vrai en musique. À la faveur d’un recensement des archives Saravah, une bande magnétique comprenant des versions antérieures aux enregistrements de Davout ont ressurgi de manière complètement inattendue. En écoutant ce disque enfin exfiltré du purgatoire, on a l’impression de découvrir les artistes à l’œuvre, comme si nous partagions l’espace de leur cabine de studio. On découvre aussi avec surprise que la plupart des prises de voix initiales ont été plaquées sur les arrangements de Lorenzini, accentuant le décalage entre la sobriété originelle et le grouillement des arrangements !
Plus que de simples maquettes, ces chansons débarrassées du superflu apparaissent viscérales d’authenticité. L’ensemble reconstitue un chaînon manquant dans la discographie de Brigitte Fontaine et Areski Belkacem, entre leur période de déluge low-fi et celle, plus mainstream, qui commencera avec French Corazon et « Le Nougat » à la fin des années 1980. Saisissantes de sincérité, les voix de Brigitte et Areski résonnent dans cet enregistrement intemporel comme on ne les avait jamais entendues auparavant et comme on ne les entendra jamais plus. Au fil des décennies, Brigitte Fontaine et Areski Belkacem auront en effet réussi à rester eux-mêmes sans rester figés dans une formule établie. La suite de leurs aventures les verra revêtir d’autres tenues de scène et d’autres habillages sonores, pour continuer à bousculer les convenances de la chanson française, à renverser les barrières de styles et, surtout, à rester vivants…

Benoît Mouchart


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